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Oui, non, enfin peut-être, quand on ne sait pas, on s'abstient ou on l'écrit!

15 Jun

Virus

Publié par Miss Tanga

Grand ténébreux aux épaules larges, et aux cuisses musclées. La mâchoire carrée, la mèche noire rebelle, le sourire blanc ravageur et une paire d’yeux marron dorés comme la crinière d’un lion. Voilà à quoi ressemble l’individu mâle à côté duquel le prof me demande d’aller m’asseoir. J’ai 15 ans. 

Il ne mesure pas un instant l’ampleur de l’embarras dans lequel il me met. Une fleur jetée dans une flaque de lave. Je m’installe maladroitement sur la chaise à coté de la sienne, sors mon plumier et me rapproche le plus possible du bord du banc,  prête à fuir. Je n’ose pas le regarder. Je ne suis même pas certaine d’avoir sorti un bonjour audible. Je me sens gauche, mal fagotée et terrifiée à l’idée de rougir. Il engage la conversation. Je  panique. Sa voix grave me fait apprécier le passage de l’adolescence où les garçons deviennent des hommes. Notre premier échange tourne autour des vacances et je sens bien que j’ai l’air d’une enfant qui répond aux questions d’un adulte. Il a un an de plus que moi. Je finis par me taire et entrera sans le vouloir dans le champ magnétique de son charme. Je m’enfonce doucement dans mes cahiers de latin.

Uirus. Nom masculin latin signifiant mâle. Prononcé virus. C’est le surnom que je lui attribue d’emblée. Il agira comme un poison contre lequel je vais me débattre plusieurs années, dans le silence le plus total. Enfin non, pas total. Le club des gazeuses sait. Les gazeuses c’est le nom du quatuor que je forme avec 3 autres filles, adorables. Du verbe to gaze en anglais : observer avec attention et plus si affinités. Le club des gazeuses se compose donc de quatre filles, quatre styles différents, une seule alchimie, un langage codé, des secrets et de nombreux fou rires. Chacune possède sa fiole de poison personnelle, dont le contenu variera tout au long du cycle scolaire. Sauf la mienne. J’ai trouvé ma came et vais lui rester fidèle un certain temps. Une éternité en unité de temps ado.

Je m'ennuie sur les bancs de l'école. Vient le cours de français l'apprentissage de l’art de la dissertation. Un art dans lequel je n’excelle pas. Mais alors pas du tout. Ça vous surprend ? et bien pourtant… Je ne sais pas comment agencer mes phrases, organiser mon texte ni même émettre un avis. La prof de français me suggère donc de prendre exemple sur celui qui les réussit le mieux dans la classe. Et qui est ? Mon doux poison. Zut.

Je ravale ma fierté, inspire un bon coup, le rattrape entre deux cours (il marche vite crénom!) et lui demande dans un souffle de me permettre de lire quelques unes de ses dissertations. Etonné, peut-être ravi même, il accepte. Je les lis. Son style m’emporte. Je comprends ce qu’il me manque. J’ai la passion mais pas les mots pour la dompter sur le papier. Lui il la domine, la fait vivre, la transmet. Je tombe amoureuse de l’écriture. Et de celui qui tient la plume.

Je vais passer les 10 prochaines semaines à l’observer, l’analyser, l’écouter attentivement. Il possède l’étoffe du séducteur de masse, il ne prend pas la parole, il conquiert, il provoque, il taquine, il convainc. Un vrai soleil. Avec ses zones sombres. C’est un ado, ne l’oublions pas. Et je ne suis pas la seule à apprécier ses rayons. Attirée par la flamme mais rappelée par mon instinct de survie, je m’éloigne du feu et laisse les autres s’y consumer. Je suis naïve, innocente, inexperte mais j’en ai suffisamment  conscience justement pour savoir qu’il vaut mieux garder mes distances.

Et puis vient cet après-midi où je l’entends rallier son auditoire à son avis en laissant passer des commentaires peu élogieux sur une fille de la classe qui, elle, ne se doute pas d’être le centre d’une conversation. Cette fille je ne l’apprécie pas, moi non plus. Mais ce que j’apprécie encore moins c’est l’hypocrisie qu’il affiche ensuite en s’adressant à cette même fille, toutes plumes déployées pour lui soutirer le prêt d’un crayon. Si je n’apprécie pas quelqu’un, je ne l’utilise pas non plus. L’adolescence exacerbe les émotions, je n’y échappe pas et son comportement me fait bondir. J’explose. Intérieurement. J'ai l'habitude taire mes colères, mais ça n'empêche pas la marmite de bouillir. Le cours se termine et la classe se vide. Je sors dans les premières et attends dans le couloir que l'une des quatre gazeuses partie saluer tendrement son amoureux, vienne me rejoindre. Je me poste le long du mur  et observe un à un les élèves qui quittent la classe. Virus arrive bon dernier.  Il me décoche son regard de braise et son plus beau sourire. La colère se réveille et me donne le courage d’articuler « hypocrite ». Il est aussi surpris de la remarque que moi de mon audace. Il s’arrête, revient sur ses pas et s’approche de moi tel un lion jaugeant une gazelle. Je recule contre le mur. Va falloir assumer maintenant. Il me demande de répéter. Je m’exécute. « Pourquoi ? » dit-il. Je lui explique. Mon cœur s’emballe. Il réfléchit un instant, me répond doucement qu’il ne veut pas que je pense cela de lui. Se rapproche tellement près que je sens la chaleur de ses deux océans de lave sur moi. Ne pas brûler vive s’il vous plait.

« Je te prouverai que tu as tort » et tourne subitement les talons. Je reprends le cours normal de ma respiration, mon amie qui n’avait rien perdu de la scène me rejoint et me demande toute émoustillée :  

- Quoi ça y est vous sortez ensemble ?

- Ah non aucun risque : je viens de le traiter d’hypocrite.

- c'est dingue ça, de loin j'ai cru qu'il t'embrassait.

Je soupire. Dommage qu'elle n'ait pas raison.

Le cours suivant, je reçois mon tout premier message de lui griffonné sur un bout de papier. Je pense d’abord l’avoir reçu par erreur mais non il est bien pour moi : une languette pliée en deux cachant son objet et identifiée de mon prénom. Je ne me souviens pas du contenu. Seulement de son écriture bleue que je vais bientôt connaitre par cœur au vu de la longue série de petits mots qui vont s’échanger entre nous pendant les années qui nous séparent de la majorité.

Je n’étais bien évidemment pas la seule destinataire de ses missives mais j’avais renoncé à l’idée de devenir sa petite amie. Il en avait déjà une et de nombreuses remplaçantes potentielles se bousculaient à la porte donc à quoi bon ? Ce qui faisait ma différence avec les autres, c’était que je n’attendais rien de lui et pourtant ma rencontre avec lui aura une incidence sur mon développement personnel. A l’instar de chacune des personnes qu’on rencontre au cours de sa vie. Je ne me souviens pas de tout le monde ni précisément de ce que chacun m’a apporté. Mais de lui, je me souviens de détails qui m’ont aidée à grandir.

Un détail parmi d'autres : assise à mon banc, je m'ennuiais pendant un cours de latin je crois. Je chipotais sur ma latte. C'était le temps des surnoms. On se rebaptisait joyeusement entre nous, laissant de coté le prénom donné par nos parents.  Je sentais lque Virus m’observait discrètement pendant que j'écrivais à l’aide de typex une partie de mon prénom sur ma latte, en oubliant des lettres volontairement. Je le sentis se pencher sur moi et me subtiliser ma latte à peine sèche et mon typex. Il me la rendit après avoir complété mon prénom tout en me déclarant avec beaucoup de conviction et de douceur que j’avais un beau prénom et qu’il ne fallait pas vouloir le raccourcir ou le remplacer par un surnom. Que je devais être fière de moi, toute entière avec le prénom qu’on m’avait donné. La femme que je suis devenue remercie l’homme qui adolescent a su parler comme un adulte bienveillant à une adolescente en quête d’identité.

Pas étonnant que j’ai laissé mon cœur s’attacher à sa personnalité pour la demi décennie suivante. Aux petits mots griffonnés en classe ont succédé les lettres glissées dans ma boite-aux lettres, les séances de cinéma et les rendez-vous dans les café pour discuter. Il initiait toujours lui-même le contact. Il parlait, j’écoutais. Avec toute l’innocence des personnes qui ne voient rien d’autre qu’une table de bistrot et deux verres posés dessus. Au demeurant, il n’eut jamais aucun geste équivoque. Et j’étais bien trop polie et orgueilleuse pour tenter quoi que ce soit comme rapprochement. Et ce petit manège fonctionna quelques années, nous nous perdions de vue et nous retrouvions au détour d’une rame de métro pour aussitôt nous fixer rendez-vous et nous reperdre de vue ensuite.  

Bien sûr je vivais d’autres rencontres mais aucune n’arrivait à la cheville du fantasme qu’il continuait de m’inspirer. Et je pris douloureusement conscience de l’urgence à défaire le lien que j’avais mentalement noué entre lui et moi pour me permettre de tomber enfin réellement amoureuse de quelqu’un d’autre. Incapable de lui dire de vive voix, je lui écrivis une lettre où je lui expliquais que je n’avais jamais cessé de retomber amoureuse de lui, que je savais qu’il n’éprouvait pas la même chose mais que pour sauver mon âme (et ma vie sexuelle au passage, mais ça je ne lui dis pas) il fallait que ce soit dit, écrit, lu et ensuite classé. Au moment où je glissai ma lettre dans la boite rouge, le nœud se défit et je me senti libre. Ecrire avait neutralisé le poison.

Ma lettre, il la lut avec attention. Il y répondit avec beaucoup de tact. Il aimait quelqu’un d’autre. Je le savais. Je n’attendais rien d’autre de lui que de me délivrer du secret. Je le revis encore une fois ou deux après cela. Il me demanda pourquoi avoir attendu 5 longues années pour lui faire part de mes sentiments.

- Parce que tu n’étais pas libre et que de toute façon ça n’aurait rien changé, je ne t’intéressais pas sur ce plan-là.

- Ca tu ne le sauras jamais. Pourquoi crois-tu que je te donnais rendez-vous ? Je t’ai toujours trouvé intéressante, différente des autres.

Sans doute mais pas suffisamment pour tomber amoureux. Le poison s’était évaporé, ne resta que la fiole, son beau sourire,  ses yeux dorés et mon éternelle reconnaissance pour m’avoir permis de découvrir le pouvoir qu’exercerait dorénavant l’écriture dans les beaux moments comme dans les moins bons.

À propos

Oui, non, enfin peut-être, quand on ne sait pas, on s'abstient ou on l'écrit!